Lésions anales et péri-anales au cours des infections symptomatiques par le VIH

Si la prévalence des lésions anales et / ou péri-anales symptomatiques était de 16,3 % dans notre série, seuls 13,2 % des patients avaient des lésions considérées comme spécifiques ou nécessitant un traitement chirurgical. Ces prévalences sont comparables à celles rapportées dans la littérature : 18% de manifestations anales chez les 225 patients au stade de SIDA maladie de Bartelsman ; 21% de douleurs anales chez les 80 patients au stade de SIDA maladie de Gelb. Wexner ont rapporté une prévalence atteignant 34% chez des patients des groupes CDC III et IV, mais les lésions rectales étaient comptabilisées avec les lésions anales. La nette prédominance du sexe masculin (96,8%) chez nos patients porteurs de lésions anales a été observée par tous les autres auteurs : 98,3% ; 100%. De même, la prépondérance de l’homo- ou de la bisexualité parmi les facteurs de risque des patients porteurs de lésions anales a été notée dans notre série (94%) et dans la littérature : 96,6% ; 100%. Ces chiffres sont la conséquence de plusieurs facteurs : le SIDA concerne essentiellement le sexe masculin en Occident (85,3% en France ; l’homosexualité et la bisexualité sont les modes de contamination par le VIH les plus fréquents en Occident (52,7% en France) ; les pratiques homosexuelles sont à l’origine de multiples pathologies anales chez les séropositifs et chez les séronégatifs pour le VIH. La prévalence des lésions anales chez les homosexuels est supérieure à celle observée chez les toxicomanes.

Les ulcérations anales et / ou péri-anales sont fréquentes au cours des infections par le VIH (60% des lésions observées dans notre série ; 27% dans la série de 148 séropositifs pour le VIH et l’Hôpital Léopold Bellan (Paris), dont 78% concernaient des patients du groupe CDC IV. Leurs étiologies sont multiples : il peut s’agir de fissures anales vraies d’origine traumatique ou consécutives à des troubles du transit ou d’ulcérations plus spécifiques de l’infection par le VIH, d’origine néoplasique ou infectieuse. Nous n’avons observé qu’une fissure anale dans notre série. Les fissures n’étaient pas plus fréquentes chez l’homosexuel que chez l’hétérosexuel dans l’étude de Carr, et n’étaient observées que chez 2% des 677 séropositifs pour le VIH de Beck. Nous n’avons pas observé d’ulcérations néoplasiques. De rares cas de formes ulcérées de sarcome de Kaposi, de LMNH et de carcinome épidermoïde de l’anus ont été rapportés. L’herpès simplex virus (HSV) était la cause la plus fréquente d’ulcération d’origine infectieuse dans notre série et dans la littérature. L’infection anale due à HSV type 2 est en effet, fréquente chez l’homosexuel et au cours du SIDA. Bartelsman ont rapporté une incidence d’herpès (péri)-anal de 18% sur une série de 225 SIDA, herpès qui atteignait exclusivement des homosexuels masculins. Les infections herpétiques que nous avons observées étaient sévères, extensives et récurrentes. Ces caractéristiques sont communes aux infections herpétiques survenant sur immunodépression cellulaire, quelle qu’en soit la cause. L’isolement du virus en culture reste la méthode diagnostique de référence de l’herpès cutanéo-muqueux et nous a toujours permis d’affirmer le diagnostic. Elle peut permettre en outre de typer le virus et d’étudier la sensibilité aux antiviraux. L’augmentation de fréquence des infections herpétiques résistantes à l’aciclovir chez les sidéens pose des problèmes thérapeutiques non encore résolus. La vidarabine et le foscarnet, ou la biopsie-exérèse chirurgicale pourraient constituer des alternatives thérapeutiques, mais demandent confirmation. Notre seule ulcération herpétique opérée a cependant récidivé après cicatrisation. La seule autre ulcération d’origine infectieuse de notre série était un chancre syphilitique. La syphilis primaire anale due à Treponema pallidum est particulièrement fréquente chez l’homosexuel masculin. Les autres micro-organismes incriminés dans la génèse d’ulcérations infectieuses au cours des infections par le VIH étaient absents de notre série : haemophilus ducreyi, agent du chancre mou ; les stéréotypes L1, L2 et L3 de Chlamydia trachomatis, cause de la lymphogranulomatose vénérienne ; Cryptococcus neoformans ; et le cytomégalovirus. Ces infections sont cependant rares, à l’exception peut-être du cytomégalovirus qui représentait 21% des causes d’ulcérations de la marge anale dans la série de séropositifs pour le VIH de l’Hôpital Léopold Bellan. Nous n’avons pu déterminer l’étiologie de 14% des ulcérations de notre série. La fréquence des ulcérations cryptogénétiques était similaire (12%) dans la série de Puy-Montbrun, mais atteignait 42% des 12 ulcérations biopsiées résistantes à divers traitements anti-infectieux de Miles.

Trois (6%) de nos patients ont eu un ou plusieurs épisodes de suppuration péri-anale, qui constituaient 17% des lésions anales " spécifiques " de notre série, et motivaient 50% de nos interventions chirurgicales. La plupart des auteurs ont noté une augmentation significative de la prévalence des suppurations périnéales chez les homosexuels masculins par rapport aux hétérosexuels, prévalence d’autant plus importante qu’il s’agissait de séropositifs pour le VIH. Elles représentaient la principale indication chirurgicale proctologique (59%) dans la série de Wexner. D’après notre expérience et celles d’autres auteurs, ces suppurations n’apparaissaient pas plus complexes chez les séropositifs pour le VIH que chez les séronégatifs. L’absence d’examens bactériologiques et histologiques systématiques de nos suppurations nous a peut-être conduit à ignorer des suppurations à germes spécifiques tels que Mycobacterium avium intracellulaire ou Listeria monocytogenes, ou des néoplasies telles que les LMNH qui peuvent prendre l’aspect de suppurations banales. Ces hypothèses s’avèrent peu probables, compte tenu de l’évolution post-opératoire favorable de nos suppurations.

Les condylomes acuminés représentaient 20% des lésions considérées comme spédifiques et étaient présents chez 3,7% de nos 190 patients. Des prévalences atteignant 40 à 70% dans des populations homosexuelles masculines, et 18% dans une série de 677 patients séropositifs pour le VIH ont été rapportées. Palefsky ont observé une prévalence de 54% d’infections anales dues aux papillomavirus humains (PVH) détectées par hybridation de l’acide désoxyribonucléique (ADN) viral dans une série de 97 homosexuels masculins séropositifs pour le VIH du groupe IV de classification du CDC. Nos chiffres sous-estiment la prévalence des infections à PVH, car, seuls, les infections symptomatiques étaient incluses dans notre étude. Caussy ont montré que ces infections anales à PVH étaient plus fréquentes chez les homosexuels masculins séropositifs pour le VIH que chez les séronégatifs, et qu’un taux abaissé de lymphocytes T4 était un facteur de risque indépendant de survenue d’une infection à PVH chez les séropositifs pour le VIH. Cette diminution du taux de lymphocytes T4 n’a pas été observée chez nos patients porteurs de condylomes ; cependant, leur nombre était trop faible pour permettre une analyse statistique. Deux (40%) de nos 5 patients opérés ont récidivé. Le risque de récidive après traitement chirurgical semble augmenté chez les séropositifs pour le VIH par rapport aux séronégatifs, mais Beck n’ont eu que 4% de récidives après chirurgie. Il s’agissait de patients séropositifs qui étaient en majorité à des stades précoces de l’infection par le VIH. Cependant, la comparaison des résultats de différentes équipes en matière de récidive de condylomes est limitée par l’appréciation variable de la définition de récidive, et par la multiplicité des facteurs de risque de récidive. Ces derniers dépendent du geste chirurgical initial, de la qualité de la surveillance post-opératoire, et des réinfestations possibles.

La seule tumeur maligne de notre série était un LMNH dont les caractéristiques étaient, à l’exception de sa localisation inhabituelle, similaire aux caractéristiques communes aux lymphomes du SIDA et des autres déficits immunitaires acquis et congénitaux ; le risque de lymphome malin est nettement augmenté chez le sidéen par rapport à la population générale, multiplié par un facteur estimé à 60 aux Etats-Unis. Il s’agit, dans la très grande majorité des cas, de LMNH très agressifs à lymphocytes B, de haut grade, de type immunoblastique, et plus rarement de lymphomes de Burkitt ou de lymphomes hodgkiniens. Leur localisation extraganglionnaire est la règle, principalement digestive (24 à 27%). Pratiquement, tous les organes digestifs peuvent être atteints, mais si l’atteinte rectale est fréquente, seuls de rares cas de localisations anales ont été rapportés : il s’agissait, en fait, le plus souvent, d’atteintes anorectales, avec extension anale à partir du bas rectum et, rarement, d’atteintes anales isolées : 2 cas d’ulcérations anales, 1 cas de localisation anale simulant un abcès péri-anal, et 1 cas de localisation péri-anale sous forme de masse ulcérée du pli interfessier. Le risque de LMNH au cours du SIDA semble lié à l’immunodépression elle-même, et paraît indépendant du mode de contamination. Cependant, les localisations anorectales ont presque toujours été décrites chez des homosexuels ou bisexuels masculins. Il est possible qu’un facteur étiologique lié aux pratiques homosexuelles ait un rôle dans la génèse de ces LMNH anorectaux. La réponse au traitement et la survie de ces LMNH sont très faibles.

Nous n’avons pas observé, dans notre série, de SK, ni de carcinome épidermoïde de l’anus. Bien qu’actuellement en diminution, le SK reste la tumeur maligne la plus fréquente au cours du SIDA, atteignant principalement les homosexuels (21% des homosexuels et bisexuels américains). L’atteinte digestive est fréquente, pouvant concerner tous les organes digestifs. De rares cas de localisations anales ont été rapportés : 2 cas sous forme d’ulcérations de la marge anale ; 1 cas d’atteinte du canal anal associée à des condylomes ; et 1 cas simulant une thrombose hémorroïdaire.

Les dysplasies intraépithéliales et les carcinomes in situ de l’anus sont fréquents dans un contexte d’homosexualité masculine (61% dans la série de Scholefield et de séropositivité pour le VIH (15% dans la série de Palefsky)). Leur risque de survenue est corrélé à plusieurs facteurs : existence d’une infection anale à PVH ; sodomie passive et homosexualité ; existence d’une infection à VIH degré d’immunodépression reflété par l’abaissement du taux de lymphocytes T4. l’absence de telles lésions dans notre série est probablement liée au fait que les condylomes ont bénéficié d’une destruction plutôt que d’une exérèse chirurgicale et qu’elles ont pu être méconnues. L’absence de carcinome anal invasif dans notre série est due à leur rareté dans un contexte de séropositivité pour le VIH. Miles n’ont observé qu’un cas de carcinome anal invasif dans une série de 1090 séropositifs pour le VIH. Alors que l’homosexualité ou la bisexualité masculine (sodomie passive) et les antécédents de condylomes anogénitaux sont les principaux facteurs de risque du carcinome invasif de l’anus, seuls quelques cas ont été rapportés chez des séropositifs pour le VIH. L’histoire naturelle des dysplasies inta-épithéliales de l’anus, le risque et le délai de progression du carcinome in situ vers le carcinome invasif sont encore inconnus, mais il semble que ces patients décèdent de leur infection par le VIH avant que le carcinome n’aie le temps de devenir invasif.

Le nombre de nos patients opérés était trop faible pour permettre une analyse statistique. Néanmoins, notre expérience rejoignait celle de quelques auteurs pour lesquels la cicatrisation post-opératoire était obtenue dans des délais acceptables sans morbidité excessive. La plupart des auteurs ont, cependant, observé des retards de cicatrisations fréquents (33% de non cicatrisation à 6 mois dans la série de Wexner et prolongés (pouvant atteindre 14 mois)) chez les patients séropositifs pour le VIH symptomatiques. Nous n’avons pas observé de tels retards de cicatrisation, ni de relation entre le taux de lymphocytes T4, la leucocytose sanguine et le délai de cicatrisation. Certaines études ont montré qu’un taux abaissé de lymphocytes T4 ou qu’une leucopénie étaient prédictifs d’une mauvaise cicatrisation, mais le degré de dénutrition pré-opératoire pourrait constituer un facteur de risque de morbidité post-opératoire excessive plus important que ces critères immunologiques. En l’absence d’étude contrôlée prospective entre traitement chirurgical et traitement médical conservateur, les problèmes de cicatrisation post-opératoire ne devraient pas limiter les indications chirurgicales. L’objectif du traitement des affections anales chez les séropositifs pour le VIH symptomatiques est l’amélioration des symptômes et non pas la cicatrisation. La chirurgie permet souvent d’atteindre cet objectif dans les suppurations et peut-être les ulcérations résistantes aux traitements médicaux.